N°17

JANVIER - FÉVRIER - MARS 2016

 

PAGE 2



HÉROS LÉGENDAIRES DU BLUES

DEUX GÉANTS BIEN OUBLIÉS...

BLIND BLAKE & LONNIE JOHNSON

Par André Fanelli

 

 

Le propos de cet article n'est pas de présenter des analyses proprement musicales destinées à des guitaristes désireux de pratiquer les styles dont nous allons parler, mais plutôt d'attirer l'attention du lecteur sur des artistes dont la dimension et l'impact sont aujourd'hui bien oubliés du public.

C'est à vous, si vous rencontrez pour la première fois ces bluesmen ou si vous n'avez fait que croiser, en quelque sorte, leur musique, de vous mettre en campagne pour en savoir plus et aller au fond des choses. Internet vous offrira ses nombreuses possibilités ou, si vous êtres de ceux pour qui le disque est essentiel, vous pourrez trouver les œuvres complètes de nos héros.

La guitare a connu des débuts mitigés dans l'univers du jazz et du blues naissants. Très répandue car pratique (transport, prix, adaptabilité à différentes musiques) son volume sonore assez réduit l'a longtemps confiné dans un rôle secondaire dès lors qu'il s'agissait de se faire clairement entendre, dans des groupes de jazz par exemple.
On trouve donc des usages multiples de l'instrument du simple accompagnement d'un chanteur à la présence dans des big bands en passant par les string bands... Mais on ne va pas refaire l'histoire de l'instrument aux USA. Elle a été écrite en bien des occasions.
Ce n'est pas un secret, les styles de blues appréciés par la majorité du public se sont réduits. Si la guitare est aujourd'hui reine et si pour certains le blues n'est, au fond, qu'un style de jeu à la guitare, même en ce qui concerne cet instrument des pans entiers de l'histoire ont quasiment disparu.
Combien d'amateurs savent que de véritables géants de la musique populaire moderne ont permis l'éclosion et le développement de ce pratiquement tout ce que nous entendons aujourd'hui.
Je veux vous parler aujourd'hui de deux merveilleux musiciens et du destin de leur musique car si nous avons affaire à deux maîtres, leur influence a été fort dissemblable. Leur approche de l'instrument était, en effet, proche dans l'esprit, du moins au départ, mais le développement de leurs styles n'a pas été de la même nature.

BLIND BLAKE


Un parcours mal connu
Commençons par Blind Blake. Sa biographie reste des plus sommaires et incertaines. Des querelles d'historiens érudits ont agité le petit monde du blues tant sur sa naissance que sur sa mort .

Le travail opiniâtre des chercheurs a payé.
Aujourd'hui, non seulement la date du décès et ses causes sont connues mais la tombe de Blind Blake a été localisée dans le Wisconsin où il est mort le 1er décembre 1934 et grâce à la générosité d'un fan, après être restée anonyme durant des décennies, elle comporte aujourd'hui une plaque commémorative digne du génie de l'artiste.    
Reste quelques mystères à élucider. Pourquoi Blind Blake est-il allé s'installer dans le Wisconsin ?
Est-ce parce qu'il y avait rencontré celle avec qui il partagea ses dernières années, Béatrice ?
Est-ce parce que les studios Paramount étaient situées dans le Wisconsin, à Grafton ?
Comment se fait-il que personne ne se soit préoccupé de sa disparition durant plusieurs années alors qu'il jouissait d'une importante notoriété dans le monde musical du moment ?
Lorsque j'ai eu la chance de m'entretenir longuement en 1972, à Chicago, avec Mayo Williams, alors âgé de 77 ans et qui était chez Paramount le responsable de la carrière de Blind Blake qu'il connaissait parfaitement, le grand producteur en était resté -sans grande conviction- à la version selon laquelle le guitariste avait succombé suite à un accident de la circulation.

 

Au-delà des péripéties inhérentes à la vie des bluesmen dans les grandes métropoles américaines, une chose demeure :

la musique.
Et sur ce point on peut sans risque partager l'opinion d'un spécialiste incontestable, Gérard Herzhaft, qui a écrit :

« Blind Blake est un des musiciens américains les plus importants du XXe siècle ».  

    

Le virtuose
Détendez-vous et, bien calé dans votre fauteuil, écoutez avec toute l'attention possible le fabuleux Blind Arthur's Breakdown (1929). Vous resterez scotché durant de longues minutes tant ce brillantissime exercice vous aura empoigné.
C'est un véritable testament musical et une honte pour ceux qui n'ont pas mesuré l'apport de cet artiste exceptionnel.


https://www.youtube.com/watch?v=IO5Ajf_eO_s

 

Et que dire de Guitar Chimes, au tempo médium parfait pour le swing, au jeu limpide.
Dès son premier enregistrement pour Paramount en octobre 1926, il livrait un chef d'œuvre devenu un défi emblématique pour tout guitariste désireux d'être un finder picker accompli. Il s'agit de West Coast Blues bien sûr. Un must absolu.

https://www.youtube.com/watch?v=CLk7Xw0mpnM

Au passage notons que Blind Blake annonce en début de morceau qu'il va jouer le « old country rock », usant ainsi d'un mot qui n'avait pas encore conquis le monde.
On comprend que Paramount lui ait fait graver plus de 80 faces !
Blind Blake, comme me l'a précisé son manager Mayo Williams jouait à cette époque dans de petits bars mais également dans de grandes salles et était un artiste bien rémunéré ayant notamment un chauffeur. Ce qui ne l'empêcha pas de finir dans la pauvreté.

Autre bel exemple du talent de l'instrumentiste, l'enthousiasmant Diddie Wa Diddie. Un régal pour tout amoureux des 6 cordes.

https://www.youtube.com/watch?v=TTP-8VfIvn0

 

         . . .  .    .        Paramount Records dans les années 20.  Blind Blake. Panther Squall Blues.
. . . . . Paramount Records dans les années 20. Blind Blake. Panther Squall Blues.

 

L'attrait du jeu collectif, la permanence du swing
Quoique soliste époustouflant, Blind Blake affectionnait le jeu en petite formation. Nul doute que sa disparition prématurée a interrompu son parcours musical et on peut rêver aux évolutions possibles de son jeu. Chez lui le swing moderne est présent et les ragtimes par exemples échappent à ce côté « mécanique » qui peut parfois contaminer le genre et lasser rapidement l'auditeur.
En fait, il est l'un de ceux qui pressentent la nécessité de dépasser la structure rythmique rigoureuse du rag pour ouvrir un champ à des chorus « libérés ».
Il s'inscrit ainsi dans le mouvement qui fait évoluer le langage pianistique du ragtime vers le stride permettant dès lors l'envol de l'improvisation et une souplesse nouvelle du rythme.
L'écoute d'un morceau comme That will never happen no more (25 avril 1925)  fait ressentir tout au long d'une magnifique partie de guitare ce balancement typique du piano stride.

https://www.youtube.com/watch?v=iTCG3IdCrK4

Il faut savoir que Blake jouait parfois du piano comme en témoigne ce Let your love come down gravé au côté de Bertha Henderson en mai 1928.

https://www.youtube.com/watch?v=8QYlhAdE9g0

 

 

Nous ne disposons, malheureusement que de quelques interprétations de Blake au sein d'un groupe. Ainsi une session d'avril 1928. CC PillsBlues enregistré notamment avec Johnny Dodds lui-même est remarquable en dépit de la présence d'un slide whistle redoutable.
On appréciera l'accompagnement impeccable fourni par Blake, notamment lors des changements de tempo. La coda de guitare, très jazzy, préfigure T Bone.

https://www.youtube.com/watch?v=nNQAXCyDBP8


Il faudrait aussi parler de Hot Potatoes avec son accompagnement en accords très jazzy aussi, rythmiquement impeccable même derrière le pittoresque slide whistle.
Mais aussi de Southbound Rag (avril 1928)  où Jimmy Bertrand laisse entrevoir sur le xylophone ce que sera plus tard le langage moderne au vibraphone. Et où Blake exécute un break et des riffs 
Sans parler de la souplesse du tempo superbe qui annonce Freddie Green.

https://www.youtube.com/watch?v=tfJHOE_Bvj4&list=RDtfJHOE_Bvj4#t=5

Seul ou en formation, une constante : le swing. Celui qui a nourri la musique populaire de notre temps.
Le swing dégagé par Wabash Rag est bien supérieur à nombre de jazzmen de l'époque. Ecoutez donc ce petit passage en scat précédant un chorus enthousiasmant.

https://www.youtube.com/watch?v=mrZMZ8Wp9vA

Certains doutent parfois du feeling bluesy de Blake. Bad feeling  empli de l'essence du blues ou le chant s'allie à un jeu délié (avril 1927) d'une grande fluidité.

https://www.youtube.com/watch?v=QQuut5n6uGQ

Chacun le devine, il y a bien des choses à apprécier dans la production copieuse de Blind Blake. Bon courage !

 

 

Une fin prématurée


On peut légitimement penser que si Blind Blake avait bénéficié d'une vie plus longue, il aurait développé son expression, intégrant les acquis de plus en plus importants de la musique africaine-américaine de l'époque.
Sa proximité avec des jazzmen comme Dodds, Bertrand ou Blythe l'aurait sans doute conduit à enregistrer avec d'autres musiciens, peut-être Louis Armstrong lui-même comme le fit Lonnie Johnson.
Dans un autre style, il aurait peut-être pris une place plus importante comme sideman des grandes chanteuses du classic blues.
Il avait d'ailleurs déjà connu des expériences en ce domaine notamment auprès d'une star de Paramount, la Mother of the Blues elle-même : Gertude « Ma » Rainey.
Cependant ce Morning Hour Blues gravé au côté de Ma Rainey en novembre 1926 ne permet pas de prendre pleinement la mesure du rôle de Blake.

https://www.youtube.com/watch?v=Yw4Hmf5jpi0

 

 


 

 

 

 

On peut mieux juger de son talent d'accompagnateur grâce à des faces mieux conservées.
Par exemple le Terrible Murder blues enregistré en mai 1928 auprès de Bertha Henderson permet d'apprécier la  grande variété de jeu de Blake, tout entier dédié au service de la chanteuse.

https://www.youtube.com/watch?v=AC-x_17XCqg

Il en va de même pour Lead hearted blues également fruit d'une séance de Bertha Henderson
Pour en finir avec cette traversée trop rapide de l'œuvre de Blind Blake, une suggestion : écoutez donc un document étonnant. C'est un test pressing, une ébauche. En fait, c'est la réunion de quelques poids lourds de la maison Paramount en vue d'une promotion.
On retrouve pour incarner sans doute un futur groupe, The Hokum Boys, les musiciens suivants :  Alex Hill maître de cérémonie préposé aux annonces mais également au chant, peut-être Georgia Tom Dorsey au piano,  Charlie Spand, chant et piano, Will Ezell, piano,  Papa Charlie Jackson, banjo et chant, Blind Blake, guitare.
On y annonce la présence de Blind Lemon Jefferson pourtant décédé et dont on peut entendre une imitation à la guitare (par Blake?).
Le naturel de la musique et la qualité sonore sont très séduisants et l'on a peine à imaginer qu'il s'agit de vénérables antiquités. Cette musique exprime la joie.






Mais il est temps de se tourner vers un autre géant, peut-être même vers un génie...
LONNIE JOHNSON

 

Un « grand » véritable
Avant d'aller plus loin et de parler de l'homme, rendons tout de suite justice au créateur.
Faisons ensemble une promenade -certes sommaire- dans l'univers musical de Monsieur Johnson.
En route !

 

Lonnie Johnson en 1941. Photo Russell Lee.
Lonnie Johnson en 1941. Photo Russell Lee.

 

Gravé le 8 novembre 1937, Got the Blues for the West End est bien plus qu'une réussite. N'ayons pas peur des mots, il s'agit d'un chef d'œuvre. Ce solo du guitare, par sa richesse, son équilibre et sa maîtrise de l'instrument s'inscrit dans la liste limitée des marqueurs essentiels de la grande musique africaine-américaine. Nous sommes là à la hauteur du West End Blues de Louis, du Body and Soul d'Hawkins, le Swing to Bop de Charlie Christian et d'autres œuvres capitales.

https://www.youtube.com/watch?v=iMK0o_aVrH

 


 

D'aucuns trouverons que cette interprétation n'est pas assez enracinée dans le blues ou trop clean. Il est vrai que cette musique sophistiquée et travaillée n'est guère proche de l'expression plus rugueuse des artistes du delta. Mais, je ne le répèterai jamais assez, le blues est un territoire plus vaste et ouvert que ce peuvent imaginer nombre d'amateurs.
Je suis toujours un peu surpris par des gens qui écoutent sans broncher des groupes actuels de blues (!) autoproclamés qui jouent des choses n'ayant que peu à voir avec la musique africaine-américaine décrètent que l'on ne peut être à la fois bluesman et jazzman. Il y a là une confusion certaine.

Swingin the blues enregistré en 1966 en solo démontre la proximité des deux familles musicales.  Au lendemain d'une longue cessation de la pratique de l'instrument, Lonnie, à 67 ans, est encore capable de nous combler.

https://www.youtube.com/watch?v=IBw91C8CmKM

Too Late to Cry gravé pendant les historiques American Folk Blues Festivals des années 60 est une véritable démonstration de guitare blues : attaque, nuance, dialogue... Tout y est.

https://www.youtube.com/watch?v=FS36Mt0OCCM

 

 

 Un homme très demandé...

Imaginer un musicien recherché par les stars noires du jazz de son époque mais aussi sollicité par des grands noms de la scène blanche n'est pas évident. Et pourtant !

Dès le début de sa carrière, il fut remarqué par les plus grands.
Il fut aioni invité à participer à des séances qui devinrent « historiques ».
Les quelques pièces ci-dessous vous aideront à prendre la mesure du bonhomme.

Commençons par Louis Armstrong. Une séance mémorable avec le Hot Five.
I'm no rough : la guitare est largement en avance sur son temps, le son est travaillé et l'on devine déjà  la postérité de Lonnie.

Savoy Blues gravé en 1927 montre l'entente entre les deux guitaristes et nous fait regretter que l'amplification n'ait pas encore été inventée...

https://www.youtube.com/watch?v=DiNzXslovVk

 

 

Lonnie Johnson, Chris Alberston, John Hammond & Elmer Snowden.
Lonnie Johnson, Chris Alberston, John Hammond & Elmer Snowden.

 

Un détour avec les Chocolate Dandies pour un bien agréable Paducah avec Lonnie qui se promène sans le moindre effort  nous gratifiant d'un solo détendu et swinguant.

https://www.youtube.com/watch?v=M1CrVX_GNqA

Histoire de faire grommeler les grincheux, un petit tour chez Duke avec cette belle version de
The Mooche ( octobre 1928), où Lonnie «exécute un accompagnement remarquable de Barney Bigard à la clarinette et de la chanteuse ..

https://www.youtube.com/watch?v=hP6pnM04PCo

Sur Move Over, en tempo moyen,  Lonnie est bien en avance sur son époque et l'on comprend la sidération de ses collègues musiciens qu'ils soient bluesmen ou jazzmen... Lonnie déroule son discours alternant passages fulgurants, bends audacieux pour l'époque
expressivité

N'oublions pas les légendaires duos avec Eddie Lang qui aujourd'hui encore nous séduisent par leur variété et leur swing

Guitar blues (7 mai 1929) est un vrai régal pour l'amateur de guitare. Le duo offre une véritable démonstration de cohésion, de complémentarité. Alors que Lonnie virevolte et s'envole littéralement, Eddie prodigue une accompagnement qui porte le soliste et lui ouvre toute grande la voie. C'est le genre de disque que vous réécouterez souvent avec le même plaisir, redécouvrant sans cesse de nouveaux traits. Un must.

https://www.youtube.com/watch?v=ou5W7VMC9Mc

 

 

D'aucuns doutaient des capacités d'Eddie Lang à swinguer vraiment, Bull Frog Moan (7 mai 1929) et son rythme appuyé sont là pour leur prouver le contraire.

A Handful of Riffs (8 mai 1929), une autre  réussite incontestable. A écouter sans modération.

https://www.youtube.com/watch?v=DZXJoCNaE2E

Je suis certain que ces quelques morceaux vous auront ouvert l'appétit et que vous allez faire chauffer l'extrémité de vos doigts douillets.

Mais il est temps de dire quelques mots du parcours de cet OVNI musical...

 

Succès et éclipse
Lonnie a connu une carrière qui après un bon démarrage a perdu de son importance en dépit de la qualité de la musique elle-même, trop datée pour le public. Mais il avait bien des cordes à son arc et c'est vers des ballades pas toujours très bluesy qu'il s'est tourné.

 


 

Lonnie a fait un très gros coup le 10 décembre 1947 en gravant pour King, une ballade qui devint un super hit et fut reprise par une pléiade de chanteurs noirs ou blancs dont Elvis lui-même : Tomorow Night. Durant des semaines le disque figura dans les charts.
Ce fut quelques années de popularité et de prospérité..
Mais on sait qu'à minuit le carrosse de Cendrillon redevient citrouille et Lonnie Johnson retomba dans l'anonymat...
   

 

Un rendez-vous manqué
Une des sources du peu d'intérêt du public « blues » pour l'art de Johnson réside dans sa position vis à vis des formes rurales.
Lonnie a toujours voulu ne pas être confondu avec les bluesmen « ruraux ». Il s'en est longuement expliqué à plusieurs reprises et notamment dans une interview très révélatrice accordée à Valerie Wilmer en 1963.

 

Lonnie Johnson en 1960.
Lonnie Johnson en 1960.

« Je ne suis pas un chanteur de blues de la campagne. Et je n'ai pas l'intention de le devenir. Et je ne suis pas du tout un chanteur folklorique. J'aime les chanteurs Folk, mais tout simplement je ne peux pas chanter comme ça. Ils ont leur style. Et personne ne peut chanter comme eux. »

Dans un autre entretien, Lonnie évoque ainsi le concours lancé par la marque Okeh en 1925. Concours qu'il remporta et qui donna un tour nouveau à sa carrière.
«  J'avais un peu chanté à l'époque mais même maintenant, je ne le prends pas aussi sérieusement que mon jeu de guitare, et je pense que j'aurai fait n'importe quoi pour être enregistré : c'était un concours de blues, j'ai donc chanté du blues."

La chanteuse blanche Barbara Dane qui joua un grand rôle dans le retour du blues au début des années 60 interrogée sur l'oubli qui avait frappé Lonnie Johnson expliquait ainsi cette situation.


« C'était un musicien très sophistiqué confronté à un moment où le public voulait le blues rude et authentique du Delta. Lonnie avait un goût prononcé pour les chansons populaires romantiques comme « I left my heart in San Francisco » etc qu'il jouait devant un public qui attendait du blues « saignant ». Au début des années 60, le public recherchait le blues « roots », voulait entendre un style « funky et back alley » et Lonnie jouait « clean » et raffiné. Lonnie espérait du respect pour ce qu'il créait, comme les autres musiciens. Le public (blanc) à cette époque voulait quelqu'un qui puisse conforter l'idée imaginaire qu'il se faisait de la culture noire. Bref, il était à contre-courant de l'air du temps. »

Quoi qu'il en soit, Lonnie a aussi enregistré avec des chanteurs de blues des plus authentiques et ruraux comme le rude Texas Alexander avec qui il a gravé quelques faces dont The Rising Sun en 1928. Un  sacré bonhomme ce Texas Alexander, cousin de Lightnin Hopkins qui n'avait pas froid aux yeux dans ses textes...

 

 

En pensant au destin de Lonnie, une anecdote me revient. C'était il y a fort longtemps, j'étais alors étudiant. Je bossais dans une galerie d'art contemporain pour mettre un peu de beurre dans mes maigres épinards.
La galerie -de haute qualité- exposait des créateurs « avancés », résolument modernes, ne négligeant pas de titiller le bourgeois avec quelques œuvres érotiques.
Il m'arrivait fréquemment de recevoir des artistes venus présenter leurs œuvres dans l'espoir d'une accession à plus de notoriété... Un jour, je reçu un homme entre deux âges, vêtu d'un costume au gris triste et pisseux flairant plus le tergal que le tweed écossais. Chemise blanche bon marché, cravate banale et discrète... mais un carton à dessin empli de merveilles. Des encres de chine torturées, éblouissantes et ténébreuses tout à la fois.
Quand le patron arriva, l 'homme était encore là. Le boss le dévisagea, l'examina de bas en haut et de haut en bas et laissa tomber un « je suis occupé » qui mit fin à l'entretien avant même qu'il ait pu commencer.

Après le départ du bonhomme, je voulu expliquer son talent, dire à quel point il ne fallait pas rater un tel artiste. Mon patron me regarda comme on regarde avec pitié un niais, un con.
« Non, mais vous avez vu son allure. Il ne ressemble pas à notre public ni à nos artistes... Je suis sûr qu'il travaille en plus. Un petit fonctionnaire sans doute. Il ne fera rêver personne. Nous avons besoin de révoltés, de personnalités qui transgressent, qui choquent... »
Il est vrai que mon visiteur m'avait dit travailler dans une administration sana prestige. Pour vivre. Pour pouvoir créer, dessiner...
Lonnie ressemblait lui aussi à un employé modèle. Sans aller jusqu'à Alice Cooper, à Kiss, ou à Jagger, le pauvre Lonnie se présentait bêtement pour ce qu'il était : un vieux monsieur.
Comment un génie pourrait-il avoir une gueule d'employé de maison ?
De portier peut-être puisque ce fut la dernière profession qu'il exerça avant sa redécouverte par un fan.

 

 

Lonnie Johnson a terminé sa vie en exerçant pleinement son activité de musicien professionnel. Il a donc échappé à l'oubli total que tant de ses pairs ont subi. Mais, on l'a vu, il a traversé des phases bien différentes, tour à tour guitariste, chanteur de blues, chanteur de charme... ex musicien...
Tous ceux qui saisissant une guitare se lancent dans un chorus, quel que soit leur style, doivent quelque chose à Lonnie Johnson.
Il a été à la guitare ce que Earl Hines a été pour le piano : l'inventeur d'un jeu proche de celui des souffleurs, le libérateur des musiciens engoncés dans leurs suites d'accords, leur pompes...
Lonnie Johnson s'est éteint.
L'œuvre de ce géant demeure au travers d'une réalité : son rôle incontournable dans l'élaboration de la musique du XXème siècle. BB KING, qui s'y connaissait, affirmait que Lonnie avait été le guitariste le plus influent du 20ème siècle.
Mais si cet apport historique ne peut-être nié, combien d'amateurs écoutent en fait la musique de Lonnie ?

Nous recevons beaucoup de Cds à Feelingblues. Nous les écoutons. Et nous découvrons quelquefois des choses séduisantes. Et c'est bien.
Quelquefois des témoignages d'auto-satisfaction peuvent prêter à sourire. Et si peu d'attaches avec ceux qui ont créé ce blues qui compte tant pour nous tous.
Ce n'est pas bien grave me direz-vous. Sans doute.
Mais ne nous berçons pas d'illusions. Le mépris pour le passé ou, ce qui est pire, l'ignorance indifférente aboutira certainement à la disparition d'un apport culturel qui fut essentiel.

Avant de nous quitter écoutons ensemble Sonny Boy Williamson (N°2) présenter avec un immense respect Lonnie qui, sans aucun gimmick, sans outrances, nous donne une superbe leçon de blues.
Pour ma part j'adore ce blues...

https://www.youtube.com/watch?v=n8fyb9vpIc0

A vos oreilles !

André Fanelli