N°18

AVRIL . MAI . JUIN  2016

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HÉROS LÉGENDAIRES DU BLUES

Par André Fanelli

 

RETOUR SUR UN FRANC-TIREUR

JIMMY DAWKINS

Jimmy Dawkins nous a quitté en 2013. Discrètement, comme il avait vécu. Combien d'amateurs auto-proclamés ont mesuré la perte que ce décès représentait ?


Feeling Blues avait consacré un article à ce triste événement.

 

 

Je re-écoutais quelques belles faces de Jimmy il y a peu et l'envie m'est venue de reparler de ce musicien vraiment hors du commun. Attention, ce petit texte n'est pas dirigé vers les ultra connaisseurs et collectionneurs enragés, ni même aux old timers comme moi.


Tous sont supposés en savoir déjà bien plus. Le lecteur que j'espère est plus jeune, curieux, enthousiaste et n'a besoin que d'un signe de la main pour suivre une nouvelle piste.
Il est toujours temps de découvrir des trésors qui vous attendent.

 

Jimmy était un personnage complexe. Pas facile. Il avait une conscience aigüe de la réalité du blues, de son histoire et de l'injustice subie par les créateurs au profit de produits du monde du show-business. Pour lui le blues était quelque chose de sérieux et il se refusait à « faire le clown » sur scène quoiqu'en nous disant à l'époque « qu'il savait le faire et que lui aussi avait joué avec les dents, ou la guitare dans le dos, etc »

 

Jimmy Dawkins à Montreux en 1972.
Jimmy Dawkins à Montreux en 1972.

Il avait une préférence pour les photos un peu austères, le présentant les yeux mi-clos, comme perdu dans une profonde méditation.

Il aimait s'exprimer sur le blues et il fut ainsi un contributeur régulier de Blues Unlimited de glorieuse mémoire, puis plus tard de Living Blues. Il avait une sensibilité sociale et politique peu répandue à ce moment-là chrez ses collègues.
Croyez-moi, peu de musiciens de Chicago étaient aptes à tenir la plume à cette époque.
J'ai conservé l'enveloppe d'une de ses lettres sur laquelle, au moment où il allait la poster, il a rajouté un laconique « Howlin' Wolf died one hour ago »...

Jimmy fut l'un de ceux, qui au début des années 70, me guida dans ma découverte de Chicago. Un sentiment amical perdura entre nous en dépit des longues périodes d'éloignement.
Jimmy fut l'un des rares bluesmen de sa génération à ne pas avoir totalement subi l'influence de B.B.King. Son jeu est original, unique même.
Sa guitare feule comme une tigresse, gémit, maugrée, hurle à la mort ou à l'amour.
Certains soirs, Dawkins pouvait se hisser au niveau des plus grands. On oubliait alors le chanteur très moyen pour se laisser emporter par cette guitare ensorcelée qui nous envoûtait par ses imprécations de chaman.

Jimmy avec André Fanelli à Draguignan en 1977. Photo Nicole Fanelli.
Jimmy avec André Fanelli à Draguignan en 1977. Photo Nicole Fanelli.

 

Parmi les nombreux moments partagés avec cet artiste exigeant, j'ai par exemple le souvenir d'un long après-midi passé dans l'arrière boutique du Jazz Record Mart de Bob Koester.
Jimmy, Otis Rush, Bob, Bruce Iglauer, mon épouse Nicole et moi étions rassemblés pour procéder à la dernière mise au point de l'album All For Business. Nous n'étions là que de simples témoins d'une opération un peu mystérieuse.
Un peu émerveillés et encore peu inexpérimentés, nous regardions avec fascination Bob, sa lame de rasoir en main, taillant avec une précision chirurgicale les larges bandes magnétiques.
De ce travail méticuleux, effectué en étroite symbiose avec l'artiste, allait sortir un des disques phares des années 70.

 

Même si Jimmy était un familier des grandes scènes festivalières qui commençaient à se multiplier, notamment à la suite de son obtention du Grand Prix Mondial de Hot Club de France, c'est dans l'intimité des blues bars du ghetto qu'il pouvait -à mon sens- donner la pleine mesure de son expressivité.
Comment oublier les soirées passées au Ma Bea's ou dans d'autres tavernes du même acabit ?

Remise du grand Prix du Hot Club de France. Orange 1971.
Remise du grand Prix du Hot Club de France. Orange 1971.

 

JSP records a publié un CD, Feel the Blues, qui reprend des sessions « chicagoanes » de 1984 où sont rassemblés des musiciens qui servent à merveille la musique de leur leader.

Édition re-mixed en 1997.
Édition re-mixed en 1997.
Ré-édition de 2014.
Ré-édition de 2014.

Dès le premier morceau, la guitare est là avec sa fausse simplicité, avec ce son pétri, malaxé qui est la marque de l'artiste.
Comme le montre le titre qui donne son nom à l'album, le surnom « Fast fingers » appartient vraiment au passé. La recherche de l'essentiel est accomplie et l'œuvre demeure dans son seul dépouillement, l'artiste semble nous survoler de très haut, en route vers un horizon pour nous inaccessible.

 

Le Blues regorge de figures que d'aucuns pourraient penser « marginales » mais qui, en fait, existaient à l'écart de la nouvelle scène : celle d'un univers musical dominé par la clientèle blanche désireuse de se forger de nouveaux mythes, de s'offrir de nouveaux miroirs.
Certains regrettent le caractère irrégulier des prestations de Jimmy. Il est vrai que d'un concert à l'autre, d'un disque à l'autre la qualité peut varier dans des proportions importantes.
Mais c'est souvent le cas chez les bluesmen qui n'ont fréquenté le monde ultra-professionnel du showbizz que de manière épisodique.
Chez eux rien n'est répété à outrance, contrôlé, figé parfois. Tous ceux qui ont eu l'occasion de suivre des tournées de grands noms du Blues où qui ont assisté à une suite de sets ont été confrontés à des répétitions à l'identique.
Peut-être que la vérité du blues se trouve plus souvent dans l'approximation d'un juke joint que sur la scène d'un opéra reconverti pour un soir.

Jimmy était un homme complexe et inattendu. Il pouvait passer soudainement d'une conversation soutenue sur le blues ou tout autre sujet à un mutisme énigmatique.
Quelquefois son attitude était surprenante.
Surtout pour des jeunes gens comme mes amis « blueslovers » et moi. Je me souviens d'un fois où à Paris je l'avais rejoint à son hôtel. Un hôtel pas terrible du côté de Montmartre je crois.
Je frappai. J'entrai lorsque Jimmy me le demanda.
Toutes persiennes closes, la chambre était dans la pénombre. Je m'aperçus alors que Dawkins était allongé « dans » son lit, pas « sur », une paire de lunettes noires sur son visage. Il se leva. Il était habillé de pieds en cap, prêt à gagner la rue en ma compagnie.
Il semblait qu'il avait passé une bonne part de la journée dans cette chambre peu reluisante.

Je lui demandai, un soir, entre deux sets, dans le petit club où il jouait, pourquoi il poussait si fort le volume sonore de son instrument. Cela y compris dans des locaux plutôt petits comme la boîte où nous nous trouvions. Où comme le Ma Bea's dont vous pourrez consulter des images d'époque en parcourant le site suivant :

https://bobcorritore.com/photos/chicago-blues-photos-from-bill-lupkin-part-1/

« J'aimerais beaucoup jouer en direct avec un big band, avec des sections de cuivres ou des saxos. Mais ce n'est pas possible pour moi ni pour la majorité de mes confrères. Alors en jouant à très fort volume j'ai la sensation de recréer la puissance d'une grande formation. »
J'ai souvent réfléchi à ces propos qui ne m'ont pas paru fantaisistes. Il faut dire que sur la scène du Festival de Montreux au début des seventies par exemple, son jeu était plus tempéré. Les « précautions » des ingénieurs du son, à cette époque peu au fait des sonorités du blues, y étaient pour beaucoup comme j'ai pu le constater lors des « soundchecks ».
A la réflexion, plus tard, j'ai mieux compris le parcours musical de Jimmy et le problème qu'il a rencontré en venant à Chicago.
Dans le Sud, à la Nouvelle Orleans, ses héros musicaux étaient soutenus par un orchestre étoffé.
«  Ces gens venaient avec leurs orchestres, tu sais, avec piano et trompettes. Alors j'arrive à Chicago en 55 et je vois un harmonica, deux guitaristes et un batteur... Ils sonnaient bien malgré tout mais je ne pouvais comprendre ça. Ce n'était pas ce que j'avais espérer trouver, mais j'ai aimé ça une fois que je l'ai eu découvert ».

Loin de se raidir face à cette première déception, Jimmy se rapprocha de ceux qui allaient lui ouvrir les portes du style du West Side. Il avouait volontiers sa dette envers Freddie King, Mighty Joe Young, Otis Rush ou Magic Sam.


Heureusement certains enregistrements lui ont permis de réaliser son aspiration à jouer au côté de cuivres et saxos.
L'album B phur Real (Leric 2002) en est un exemple.

 

 

Jimmy avait le projet d'être, au-delà d'un musicien, une sorte d'animateur-producteur, le porteur d'un groupe, d'un style.
Dans les années 80 il se consacra à la création d'un modeste label Leric Records dans lequel il voyait sans doute se profiler un nouveau statut. De fort belles choses ont ainsi vu le jour, prouvant que le Chicago style n'était pas totalement éteint à cette époque.
Delmark a eu l'excellente idée de re-éditer quelques faces qui nous font regretter la disparition précoce de deux des artistes les plus talentueux de l'équipe.  Little Johnny Christian et Queen Sylvia.
Les documents promotionnels joints montrent que Leric n'était pas très prospère et que les moyens mis en œuvre étaient réduits.

 



Documents promotionnels de LERIC MUSIC PRODUCTIONS

 

 

Jimmy avait aussi le désir d'aider les musiciens et leurs familles à résoudre des problèmes de royalties ou d'autres questions juridiques.

Au moment d'achever ce petit article, il me paraît temps de partager avec vous quelques faces qui sont autant de démonstrations de la musique de Jimmy.
Attention, nous n'allons pas passer en revue tous les albums enregistrés par Dawkins.
La liste est trop longue. Et je ne suis pas sûr que la mienne soit particulièrement à jour.
Et je ne parle pas de tout ce qu'il a gravé en tant que sideman...

Si vous connaissez déjà la musique de Jimmy et que sa sonorité vous dérange vous pouvez vous abstenir car c'est justement cette sonorité qui, présente constamment avec des rendus plus ou moins fidèles, est la base de l'expression de l'artiste. (Mais oui, c'en est un...).

 

Rappel d'abord de la liste :

    •    Fast Fingers (1969), Delmark Records
    •    All for Business (1971), Delmark Records
    •    Jimmy Dawkins (1971)
    •    Tribute to Orange (1971)
    •    Transatlantic 770 (1972)
    •    Blisterstring (1976), Delmark Records
    •    Come Back Baby (1976), Storyville Records
    •    Hot Wire '81 (1981), with Rich Kirch, Sylvester Boines, and Jimi Schutte, recorded in Paris
    •    Jimmy and Hip: Live! (1982)
    •    Feel the Blues (1985)
    •    All Blues (1986)
    •    Chicago on My Mind: Living the Blues (1991), recording in 1971, Vogue Records
    •    Kant Sheck Dees Bluze (1992), Earwig Music Company
    •    Blues and Pain (1994)[7]
    •    B Phur Real (1995)
    •    Me, My Gitar & the Blues (1997)
    •    Vol. 2: I Want to Know (1999), recorded in 1975, Storyville Records
    •    Born in Poverty (1999), recorded in 1972 & 1974, Black & Blue Records
    •    American Roots: Blues (2002), compilation 1994–1997
    •    West Side Guitar Hero (2002)
    •    Tell Me Baby (2004)

Commençons par le LP qui ouvrit sa carrière. Le très réussi Fast Fingers (Delmark). Le niveau global est remarquable.
J'aime particulièrement It serves me right to suffer, lancinant, hypnotique avec son riff obstiné qui colore tout ce blues et déjà ce son si différent, si loin de B.B. et autres « maîtres à jouer ».

Les racines les plus anciennes de Jimmy ne se trouvent pas dans le Delta mais à la Nouvelle Orleans. Ses premières admirations sont Fats Domino, Smiley Lewis, Guitar Slim, et consorts.
Ecoutez donc sa version de Blue Monday où la guitare, faussement simpliste, nous empoigne et nous emporte. Quel son !
La voix, soudain d'une réelle cohérence néo-orléanaise, donne à la musique de Jimmy une nouvelle dimension. Au passage signalons que Dawkins évoque, très clairement dans sa présentation au public, son amour pour les musiciens de la Crescent City.
On regrette la fin intempestive de ce Blue Monday si différent.

 

 

De façon plus générale Blisterstring (Delmark, 1976) est, à mon sens, une démonstration de la puissance expressive et du lyrisme brutal de Dawkins.
N'oubliez pas le surprenant Ode To Billie Joe où l'excellent Tyrone Centuray se déchaîne. Le groupe est d'ailleurs très soudé. Là encore le son de Dawkins est fascinant.

 

 

 

 

All For Business (1971) pourrait être l'album à acquérir si l'on ne voulait qu'un seul et bon exemple du talent de Dawkins.

Un album souvent ré-édité que l'on trouve facilement.


 

 

 

Tribute to Orange. Black & Blue 1971 est un exemple des sessions hétéroclites gravées en France à cette période. Des artistes de styles trop différents y sont mélangés. Néanmoins j'ai un faible pour You´ve got to keep on trying.

 

 

 

Come back baby. - MCM 900.295 – 1976
J'ai tout de suite aimé les enregistrements de Marcelle Morgantini. Au-delà de diverses imperfections, elle a su capter des ambiances qui permettent à l'auditeur de mieux comprendre la réalité du blues. Amateurs de tournures délicates s'abstenir. C'est du lourd.

 

 

 

 

American Livin´Blues Festival sorti en1982 ne se retrouve pas dans mes étagères. En fait je ne l'ai jamais trouvé et acheté. Vive Internet qui m'a permis de l'entendre. De l'avis de tous, Sound of the West Side est une vraie vitrine du style et disons du langage de Jimmy.

 

 

 

 

L'album Blues and Pain (Ichiban 1994) est, à mon avis, de la même valeur que All For Business. Un achat que vous ne devriez pas regretter.

 

 

 

 

Peu à peu le terme se dessine. Me my Gitar and the Blues (sic) gravé en 1997 est un album sombre. Abandonnant les faux- semblants la pochette montre un Dawkins vieilli, ayant pris du ventre et perdu des cheveux. Assis sur un coin du plumard, il nous lance un regard venimeux...Le traditionnel chapeau censé dissimuler sa calvitie git à terre, devenu inutile.
La musique est violente, tourmentée, parfois déchirante car elle exprime une sorte d'impasse, un fatalisme. L'acceptation peut-être que tour est bouclé. Qu'à l'inverse de certains confrères comme Buddy Guy par exemple, il n'a pas pu faire sa place dans la cour des grands.

 

 

Pourtant, il s'était cru proche du but en 1995 quand il avait capté l'attention des sélectionneurs des W.C. Handy Award , obtenant des nominations dans les catégories :
Best Blues Instrumentalist - guitare,
Contemporary Blues Album of the Year (1994's Blues And Pain),
Blues Song of the Year (Fool in Heah).
Puis en 1999 avec la reédition de Fast Fingers et l'obtention d'un W.C. Handy Award comme Best Reissue Blues Album of the Year il avait entretenu quelques espoirs.


Les 4 étoiles attribuées à son premier disque, Fast Fingers », en 69, n'avaient pas davantage suffi pour le placer en orbite...

 

 

Sweet Lil' Mama (West Side Guitar Hero – Fedora 2002) montre que Jimmy est encore capable de nous émouvoir. Un blues lent dans la grande tradition. Mais Alley Mae le morceau qui ouvre le CD est une réussite.

 

 

 

Je crois que le dernier CD de Dawkins est le Tell Me Baby publié en 2004 pour Fédora.
On y retrouve le style usuel de Jimmy mais ce n'est certainement pas un de ses « grand » disques.
A écouter en guise d'adieu à un maître.

 

 

Voilà, j'espère que ces quelques lignes un peu anarchiques vous donneront envie d'en savoir plus. Et si vous êtes guitariste, découvrir Jimmy est un must.

Nous essaierons régulièrement de mettre en lumière ces franc-tireurs injustement négligés.
C'est là de la belle musique. A nous d'être à sa hauteur.

André Fanelli